Des fringues de rêve et nulle part où aller. Telle pourrait être la devise des aficionados de la mode à l’ère du Covid-19. A quoi bon porter une paire de Louboutin en télétravail, à quoi peut bien servir un sac Gucci lorsque les seuls dîners de la semaine ont lieu à domicile? En l’absence quasi totale de théâtre social, ces scènes du quotidien où être vu et situé, les habitudes vestimentaires crient le besoin de confort et de fonctionnalité: un jean ou un bas de jogging informe, un t-shirt, des baskets ou des sabots fourrés pour les plus délurés. Largement privées de leurs fonctions symboliques – séduire, se distinguer socialement –, les pièces plus habillées ou griffées se voient, elles, reléguées au fond des armoires, délaissées. A moins d’être monétisées sur le marché florissant de la seconde main de luxe.
Depuis deux ans, c’est l’explosion. Selon la plateforme ThredUp, la revente de vêtements et d’accessoires haut de gamme a crû de 49% en 2019, soit 25 fois plus que le marché de la première main (2%). La pandémie a accéléré la ruée en ligne, mesures de distanciation sociale obligent. Sur le site MyPrivateDressing, pionnier de l’e-revente de mode de luxe en Suisse, le nombre d’articles déposés a crû de 600%, tandis que les ventes connaissent une hausse de 300%. «Malgré la crise, les amateurs et amatrices de mode ont envie de renouveler leur garde-robe. Leur motivation numéro un, c’est le prix. Payer 1500 francs pour un sac griffé en très bon état alors que la version neuve en vaut 4000 en boutique, ça parle aux gens», détaille Babak Daghigh, le patron de cette PME genevoise employant 45 personnes.
Pendant longtemps, les marques ont méprisé ce marché considéré comme parallèle. Pour qui se prenaient-ils, ces petits concurrents déloyaux? De quel droit s’approvisionnaient-ils directement auprès de leurs clients pour en séduire d’autres avec des prix cassés? Sauf qu’aujourd’hui, le secteur de la revente pèse près de 40 millions de dollars au niveau mondial, selon Boston Consulting Group. Et bien qu’il représente seulement 2% du marché global de la mode et du luxe, son taux de croissance annuel devrait atteindre entre 15 et 20% d’ici à 2025. Pour les paquebots du haut de gamme, la barque devient difficile à ignorer. Depuis trois ans, plusieurs marques se sont ainsi associées à des sites spécialisés dans la seconde main de luxe pour encourager la revente de leurs propres produits. Parmi elles, Stella McCartney, Gucci et Alexander McQueen, toutes propriété (jusqu’en 2018 pour Stella McCartney) du géant français du luxe Kering.
Un hasard? Certainement pas. En mars dernier, Kering (Saint Laurent, Balenciaga, Bottega Veneta) a confirmé son intérêt pour le marché de la revente en s’offrant 5% du capital de Vestiaire Collective, leader de la mode de seconde main désormais valorisé à plus de 1 milliard d’euros. Créée en 2008, l’entreprise française a vu ses volumes de transactions doubler en 2020 et a enregistré une croissance de 90% du nombre de ses membres sur un an. «Cette levée de fonds va nous permettre d’accélérer notre mission, qui consiste à transformer l’industrie de la mode en introduisant des pratiques circulaires. Nous allons aussi continuer notre expansion en Europe et accélérer notre croissance aux Etats-Unis et en Asie», explique par e-mail Sophie Hersan, cofondatrice de Vestiaire Collective.
De son côté, François-Henri Pinault, le président-directeur général de Kering, souligne, lui, sa volonté de s’adresser aux jeunes consommateurs. «Les «mega brands» comme Louis Vuitton ou Gucci cherchent beaucoup à séduire les millennials ou les Gen-Z. Ces potentiels clients sont très à l’aise avec les outils internet, qu’ils utilisent pour acheter en ligne, mais aussi pour se renseigner sur les marques qu’ils élisent. Ils sont très actifs sur les sites de revente, probablement parce que les produits y sont moins chers que sur le marché de première main. Mais aussi parce que ce public est particulièrement sensible aux questions environnementales. Il perçoit la seconde main comme une pratique de consommation plus durable», indique Thomas Chauvet, analyste à la banque Citi, à Londres.
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Une pratique plus durable, mais jusqu’à quel point? Pour que l’économie circulaire promue par Vestiaire Collective se réalise pleinement, il faudrait non seulement offrir plusieurs vies à tous les vêtements, sacs et paires de chaussures mis au monde, mais également en produire moins. Cesser de nourrir la bête du consumérisme, en somme. Un géant du luxe mondial le peut-il? «Kering a une approche très sincère de la durabilité, c’est un sujet que ce groupe empoigne vraiment depuis de nombreuses années, notamment en termes de production et de distribution. Mais c’est aussi un groupe coté en bourse, il sera donc toujours pris dans un modèle ultralibéral. Ce n’est pas parce que ses dirigeants se soucient de l’environnement qu’ils en oublient le prix de leur action, qui reste la priorité numéro 1», avance Babak Daghigh.
Mais alors, à quoi bon acquérir 5% d’un site qui facilite la revente de produits usagés? «Premièrement, c’est une façon d’accepter l’existence de ces plateformes, ce qui n’était pas chose évidente. Cela permet aussi à Kering de rattraper son retard dans sa compréhension du marché de la seconde main de luxe, assure Thomas Chauvet. Grâce à cet investissement, les dirigeants du groupe ont droit à un siège au conseil d’administration de Vestiaire Collective. Ils vont régulièrement discuter avec le management de l’entreprise, comprendre sa stratégie, avoir un accès aux comptes. Ils pourront aussi analyser en détail la désirabilité de certaines marques, et obtenir des informations concernant les clients qui revendent leurs pièces sur Vestiaire Collective. Et peut-être que dans une dizaine d’années, quand Kering se sentira prêt, le groupe lancera sa propre plateforme de produits de seconde main.»
En attendant la création d’une e-boutique de seconde main 100% Gucci ou Saint Laurent, les articles de luxe répertoriés sur Vestiaire Collective ou The RealReal, autre leader mondial du secteur basé aux Etats-Unis, génèrent des gains que ne contrôlent pas du tout les grandes maisons. Quand les revendeurs parviennent à se délester d’une pièce griffée, que font-ils de l’argent? S’en servent-ils pour épargner, acquérir une voiture, ou acheter une robe chez un concurrent? Dans tous les cas, le manque à gagner sur cette seconde transaction est immense pour la griffe du produit originel.
Peut-être plus pour longtemps. Ingénieure commerciale d’origine belge, Stéphanie Crespin a fondé en 2018 Reflaunt, une start-up proposant un pont virtuel entre les sites de seconde main et les marques. En s’introduisant dans l’arrière-plan des sites d’e-commerce, l’entreprise crée une icône, un «bouton», qui permet aux clients de remettre en vente, en un seul clic, n’importe quel article répertorié dans leur historique d’achat. La pièce en question se retrouve alors propulsée dans le catalogue de plus d’une vingtaine de sites de seconde main, comme par exemple MyPrivateDressing. A la fin de l’opération, la revendeuse pourra soit recevoir de l’argent, soit un bon à faire valoir chez la marque, agrémenté d’un bonus de 10%. «Les clientes choisissent de réinvestir leur argent dans 60% des cas. Cela permet aux griffes de capturer la valeur résiduelle de leurs produits, tout en créant un cycle de consommation vertueux. Et, contrairement à ce qui se passe sur les sites de seconde main, elles peuvent tout contrôler: leur image, leur communication, les données clients», détaille Stéphanie Crespin, dont l’entreprise compte déjà Balenciaga, COS ou Bash parmi ses clients.
En février dernier, lors d’un second round d’investissement, l’entreprise a levé 2,23 millions d’euros grâce à des personnalités de la mode comme Nicolai Reffstrup, le fondateur et ex-PDG de la marque danoise Ganni. «Remplacer les matières traditionnelles par des alternatives biologiques n’est pas suffisant. Nous devons aussi prendre en compte la façon dont nos produits sont consommés et traités après leur utilisation. Nous devons créer un écosystème vertueux. La revente d’habits en est un aspect essentiel.»
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