Les portes du camion s'ouvrent, la foule se masse, se bouscule, et les cris de joie fusent en apercevant les centaines de sacs d'aide alimentaire à l'intérieur. Les habitants d'Alimosho, quartier pauvre et surpeuplé de Lagos, mégapole tentaculaire du Nigeria, n'en croient pas leurs yeux: "pour une fois qu'on pense à nous!"
Mais l'euphorie sera de courte durée. Leur espoir douché sur la piste en terre cabossée aux égouts débordant d'un liquide noir qui dégage une odeur putride. On comprend que de nourriture, il n'y aura pas pour tout le monde. Et les louanges se transforment vite en insultes.
"Menteurs! Voleurs!", hurlent des femmes avec des enfants accrochés dans le dos ou à leurs jambes, sous une chaleur accablante.
Autour de la foule, s'alignent des échoppes rafistolées avec des tôles de fer aux allures de bidonville, toutes fermées depuis que le coronavirus est apparu et que la vie s'est arrêtée dans la plus grande ville d'Afrique subsaharienne.
Lagos, moteur économique de toute l'Afrique de l'Ouest, est placée en confinement total pour 14 jours depuis mardi. L'annonce, par le président Muhammadu Buhari, est tombée comme un coup de massue dans cette ville en perpétuelle effervescence, temple de la débrouillardise.
Seuls continuent les approvisionnements des magasins en nourriture, en pétrole et en électricité, mais encore faut-il avoir quelques économies pour pouvoir s'offrir l'essentiel.
Le gouvernement fédéral a promis de verser immédiatement deux mois d'avance aux bénéficiaires habituels de l'aide sociale (5.000 nairas par mois, environ 25 dollars), mais pour les autres, il s'en remet à la solidarité des États et des communautés locales.
L’État de Lagos a prévu des colis alimentaires d'urgence ciblant les 200.000 foyers les plus vulnérables, soit environ 1,2 million de personnes. Priorité aux vieux, aux handicapés, aux femmes seules.
Un geste rare d'aide sociale, mais qui représente une goutte d'eau dans un océan de misère. Vingt millions de personnes vivent dans la mégapole nigériane, dont une grande majorité en dessous du seuil de l'extrême pauvreté, avec moins de deux dollars par jour.
Comme le rappelle ce matin-là à l'AFP Gbolahan Lawal, le ministre de l'Agriculture de Lagos, "plus de 60% des gens sont dans le secteur informel et gagnent un salaire journalier".
Alors à Alimosho, quartier qui compte à lui seul un à trois millions d'habitants, la faim et l'argent sont déjà un problème alors que le confinement vient à peine de commencer.
- "Ils nous provoquent" -
Sous les yeux médusés des habitants, seuls 50 sacs sont finalement déchargés - contenant chacun 5 kg de riz, 5 kg de farine de manioc, 3 kg de haricots et 2 miches de pain, censés permettre de tenir deux semaines.
Pour éviter une émeute, les autorités les ont livrés d'abord chez le chef traditionnel local, le baale, qui aura la tâche ingrate de sélectionner les quelques bénéficiaires.
Devant sa cour, la colère monte sur les visages fermés et ils sont désormais des centaines, peut-être plus, à secouer les grilles, menaçant de rompre les chaînes qui tiennent les battants.
"Ils veulent qu'on s'entretuent ou quoi? C'est très risqué de venir donner 50 sacs de nourriture comme ça. Evidemment on n'aura rien, comme d'habitude ils vont nous laisser crever de faim", s'emporte Abiola Okudukun, une jeune coiffeuse qui a cinq enfants à nourrir.
"Ils nous provoquent, si c'est comme ça, on va retourner au travail dès demain, vous croyez quoi", la coupe en vociférant Akandi Kausara, une quinquagénaire potelée qui vend de petites portions de gari bouilli (semoule de manioc) avec des sachets de "pure water" (eau filtrée).
Les agents de l'Etat sont dépassés, la peur se lit sur leurs visages, mais que peuvent-ils faire de plus? Ils referment à la hâte les portes du camion, se frayent un chemin jusqu'à leurs voitures et repartent en trombe continuer leur tournée.
La veille, un autre incident a déjà failli tourner au bain de sang dans le quartier voisin d'Agege, réputé violent, où une "task force" de la police de Lagos tentait de faire respecter le confinement, entre les terrains de foot improvisés au milieu de la route et les bars remplis à craquer.
Après avoir chassé une soixantaine de prostituées et leurs clients d'une maison close, alors que la nuit tombait, la patrouille s'en est pris à la mosquée centrale où priaient des centaines de fidèles, en totale contravention avec l'interdiction des rassemblements de plus de 20 personnes.
En quelques minutes, des milliers de jeunes dont certaines armés de couteaux sont sortis des ruelles en terre adjacentes, la rumeur a grondé, et la tension culminé avec des jets de tessons de bouteilles sur les voitures de police, qui ont là encore réussi à s'extirper in extremis de la foule compacte.
"La frustration et la colère sont là", murmure à l'AFP un policier, qui avoue avoir "eu chaud". "A la moindre étincelle, cela peut exploser. Alors imaginez dans quelques jours, quand ils auront vraiment faim".