Cet article est issu du magazine Capital
Cyril Giorgini se félicite d’avoir ouvert une succursale à Shanghai il y a treize ans. Car, cette année, c’est bien d’elle que viendra le salut de son groupe, Auditoire, l’un des leaders français de l’événementiel. «Avant la crise, la France était de loin notre premier marché, avec 60 millions d’euros de chiffre d’affaires, contre 29 millions pour la Chine. Mais cette dernière devrait prendre la première place dès 2021, avec 50 millions d’euros de recettes contre 35 pour la France et on y fera la majorité de nos profits, comme cette année, estime le P-DG. Les Chinois sont repartis, pas nous.» A preuve : le 12 novembre dernier, son agence a orchestré le lancement des prochains véhicules électriques de Volkswagen dans l’empire du Milieu, avec 2.000 drones illuminant le ciel de Shenzhen, du champagne à gogo, et une fiesta grandiose. Pour un budget de 10 millions de dollars.
Les affaires continuent au pays du «socialisme aux caractéristiques chinoises» ! Cela fait des mois, déjà, que les fils du ciel ont retiré leurs masques. Le Covid-19 ? A écouter le gouvernement de Pékin, il a disparu de son territoire presque aussi vite qu’il était venu. «Les bars et les restaurants ont tous rouvert, et il y en a même de nouveau», applaudit Jean-Etienne Gourgues, le directeur général Chine de Pernod Ricard. Les centres commerciaux aussi. La foule est de retour sur les boulevards. Elle s’agglutine dans les métros. Pour un peu, on oublierait que les aéroports restent bouclés.
Tout à son objectif d’accroître la consommation intérieure, le président Xi Jinping incite ses 1,4 milliard de citoyens à dépenser autant que possible. De quoi faire saliver les entreprises du monde entier, dont les nôtres, toujours grippées à domicile. Au dernier pointage, on recensait en Chine environ 1.600 de nos groupes et 65.000 de nos compatriotes. «On mise sur la montée en puissance de la classe moyenne, explique l’entrepreneur Laurent Le Pen, installé à Shenzhen. Ici, 500 millions de personnes ont déjà le pouvoir d’achat d’un Polonais, et 100 millions celui d’un Allemand.» Bien entendu, cela n’a rien évident de s’implanter là-bas. La Chine reste un marché complexe, hérissé d’obstacles. Des pans entiers de son économie nous sont interdits. Mais il est possible de franchir la Grande Muraille et nombre de nos entreprises ont montré la voie.
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Le premier problème qui se pose aux entreprises françaises, c’est que les Chinois n’achètent pas ce qu’ils savent faire mieux que nous. Inutile d’essayer de vendre des téléphones quand on est européen, on le sait. De même pour les drones. Notre champion de ces engins volants, Parrot, a perdu la guerre contre son rival DJI. Mais quand il s’agit d’objets plus complexes, c’est une autre histoire. En 2008, les dirigeants d’Airbus ont essuyé de nombreuses critiques lors de l’inauguration de l’usine d’assemblage de Tianjin (les pièces viennent toute du Vieux Continent). Les Chinois ne sont pas parvenus à copier nos A320neo pour autant. Comac, leur avionneur, est semble-t-il tombé sur un os.
Son C919, «le grand avion chinois», comme l’appelle la presse locale, accuse des années de retard sur son programme alors qu’il est déjà obsolète. En attendant, Airbus engrange. En 2019, le secteur aéronautique a représenté 35,4% de nos exportations vers la République populaire, récoltant 7,4 milliards d’euros sur un total de 20,9 milliards, selon le Trésor. Pas de quoi rétablir le déficit bilatéral de la France avec l’empire du Milieu, lequel s’est élevé, l’an passé, à 31,6 milliards d’euros – le pire score tous pays confondus. Mais c’est toujours ça de pris.
Vuitton, Hermès, Gucci… Nos griffes du luxe sont, elles, quasiment en terrain conquis dans l'empire du Milieu. Aucune marque locale n’est parvenue à contester leur domination pour le moment. Et les rachats de Lanvin, de Sandro ou de Baccarat par des groupes chinois se sont soldés par des fiascos. L’enjeu pour le géant asiatique est pourtant de taille. Selon une étude du cabinet Bain & Company, ses ressortissants génèrent un tiers des recettes mondiales du luxe, et le chiffre devrait atteindre 48% en 2025, loin devant les Américains (18%) et les Européens (14%). Les marques françaises devraient s’arroger la plus grosse part de ce gâteau. «Le consommateur chinois veut un produit authentique, constate Sidney Toledano, le P-DG de LVMH Fashion Group. Notre savoir-faire, qui n’est pas délocalisable, est notre meilleure arme.»
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Cette réussite est la preuve que la patience paie. Car nos Robin des bois de la balance commerciale ont tous un point commun : ils se sont installés sur place il y a plusieurs décennies, ils ont bossé comme des fous, et ne se sont jamais découragés. «En 1997, quand L’Oréal est arrivé ici, les Chinoises ne mettaient pas de rouge à lèvres, dévoile Fabrice Megarbane, le directeur régional du roi des cosmétiques. Nous les avons converties ! Aujourd’hui, elle utilisent cinq à six produits de beauté par jour (contre trois pour les Françaises, NDLR). Nous sommes le numéro 1, et c’est notre deuxième marché.» « Lorsqu’on s’est installés là-bas, au début des années 1990, les seuls clients étaient des hommes, souvent des hauts fonctionnaires, abonde Sidney Toledano. La plupart de nos concurrents se contentaient de commercialiser des produits à bas prix, de la petite maroquinerie. Pas nous. Nous, nous avons choisi d’y vendre les mêmes articles qu’ailleurs, de miser sur le long terme, d’investir dans les meilleurs emplacements pour nos boutiques.»
Il faut quand même être capable d'adapter son offre aux goûts orientaux. Chaque année, pour la Saint-Valentin locale, qui a lieu en août, Dior commercialise ainsi une ligne spécifique : Dioramour. Des sacs, des chaussures et des vêtements avec de gros cœurs ou des «Je t’aime» écrits dans la langue de Xi Jinping, en rouge bien sûr. Les Parisiennes les boudent, mais les dames de Shanghai se les arrachent. L’Oréal adapte aussi ses tubes et ses flacons. «Notre gamme de coloration Maji Fashion, qui plaît beaucoup, a été pensée pour les cheveux foncés des Asiatiques», indique Fabrice Megarbane, en précisant qu'il vient de demander à ses équipes de développer, en 59 jours seulement, une crème de nuit pour les internautes chinoises qui passent de longues heures devant leurs ordinateurs - une habitude identifiée grâce aux réseaux sociaux. «Ça a été un grand succès,» se félicite-t-il.
Pernod Ricard aussi a dû mettre de l'eau dans son pastis. «En Chine, le baijiu, l’alcool de riz traditionnel, occupe toujours les deux tiers du marché, la bière 22%, le vin 10%, et les spiritueux importés 1,5%, explique son directeur régional, Jean-Etienne Gourgues. On est encore tout petits, mais ça monte. Il y a cinq ans, c’était 1%.» Pour séduire les Chinois, le groupe français n'hésite pas à faire évoluer son offre au gré des modes. «Avant, on ne vendait que du très haut de gamme, surtout du cognac et du whisky blended écossais. Depuis cinq ans, notre clientèle veut plus de vin, de single malt et d’alcools artisanaux. Nous nous adaptons.»
Avis aux Français qui tentent l'aventure, pour percer au pays de TikTok, il faut aussi miser à fond sur le numérique. Là-bas, 95% des achats se font sur smartphone. Pas d'autre solution, donc, que d'investir dans les applis. «En 2016, mon équipe locale m’a proposé de vendre un sac Lady Dior à 4.000 dollars sur WeChat (une sorte de WhatsApp qui permet aussi de faire ses courses, NDLR), se souvient Sidney Toledano. J’ai accepté en proposant une série limitée à 500 exemplaires, sur cinq jours. Les sacs sont tous partis en quelques heures, et le lendemain les clientes faisaient la queue devant nos boutiques pour en demander.» Quelques marques chics, comme Kenzo ou Cartier, ont même créé des espaces de vente sur Tmall, une filiale d’Alibaba. C’est un peu comme si vous achetiez un costume, une montre en or, ou un sac griffé chez Cdiscount. D’autres engagent des influenceurs qui déballent la marchandise devant des millions de consommateurs sur les services de «live streaming», des sortes de téléachat 2.0.
Être patient, savoir s'adapter... Si cela ne suffit pas, les industriels ne doivent pas hésiter à implanter sur place des établissements de production. C’est ce qu'a fait Lesaffre. «Autrefois, les Chinois n’utilisaient pas de levure de boulangerie pour fabriquer leurs petits pains à la vapeur, explique le directeur général, Antoine Baule. Mais ils s’y sont mis pour des raisons sanitaires, et cela nous favorise.» Tant mieux, car le marché chinois de la levure est en croissance de 5% par an, contre 2% dans le reste du monde. L’entreprise de Marcq-en-Barœul (Nord), qui emploie 1.200 personnes et détient quatre usines au pays de Mao, y commercialise également des aliments pour animaux sans antibiotiques. «C'est une tendance forte du marché chinois.»
Michelin, lui aussi, s'est hardiment mis au made in China. «Nous fabriquons sur place tous les pneus destinés au marché local, puis nous les distribuons grâce à un réseau de 1.600 boutiques sur tout le territoire et par Internet, qui génère 20% des ventes», fait savoir le P-DG de Michelin Chine, Kamran Vossougui. Une stratégie qui permet de garder en France les précieux savoir-faire du fabricant de Clermont-Ferrand. De proposer des pneus à des prix adaptés, vendus à 95% en Chine et à 5% en Asie. Et d’être réactif. Ainsi, quand l’activité est repartie en Chine l'été dernier, Michelin a pu servir ses clients locaux sans délai, malgré la fermeture des frontières, contrairement à certains de ses rivaux. Bien vu. «Nous sommes numéro 1 sur le haut de gamme, sur le segment tourisme et camionnette, en première monte comme en remplacement, ainsi que sur celui des bus et des camions», se réjouit le patron.
En République populaire, il faut aussi faire avec le Parti communiste. Un géant de l’automobile se demandait pourquoi le président de sa filiale chinoise ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans les comptes de l’un de ses directeurs des ventes. «Il a fallu que l’on dépêche sur place un cadre occidental du groupe pour avoir le fin mot de l’histoire, rapporte un responsable de ce constructeur. Le subalterne en question avait un rang supérieur à celui de son chef dans le Parti communiste, et il en jouait pour agir à sa guise.»
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Bonne nouvelle : de l’avis général, le temps où il fallait graisser les pattes des fonctionnaires et des élus régionaux est révolu. «De même que les banquets qui n’en finissent pas, c’est un peu un cliché», estime Joachim Poylo, le P-DG d’Aden Services, un géant des services qu’il a fondé il y a vingt ans à Hong Kong et qui emploie désormais 26.000 personnes. Mais dans ce pays de censure, il est bon de savoir tenir sa langue. «On a vécu une expérience intéressante avec l’une de nos égéries», se remémore un dirigeant d'une maison de luxe. Elle avait dit lors d’un Festival de Cannes que la Chine n’avait pas été assez sympa avec le Dalaï-Lama. «Nous avons dû présenter nos excuses aux autorités,» confesse l'homme d'affaires.
Le plus dangereux, c’est quand le gouvernement annonce des changements de cap radicaux qui affectent le business. Un exemple ? La lutte contre la corruption lancée en 2012 par le président Xi a grippé les ventes de Pernod Ricard pendant trois ans. «Mais nous sommes maintenant revenus sur une belle trajectoire de croissance, fait valoir Jean-Etienne Gourgues. Et la Chine, notre deuxième marché, représente 10% du chiffre d’affaires du groupe (soit environ 900 millions d’euros, NDLR).»
Peu de surprise à attendre, en revanche, pour lessecteurs cadenassés : ils le sont, ils le demeurent. Les équipes d’Airbus Helicopters en savent quelque chose. Certes, le groupe de Marignane est numéro 1 en Chine avec une part de marché de 40%. Mais, malgré la taille immense du territoire et une usine sur place, il n’y compte que 90 clients contre 800 aux Etats-Unis, son premier débouché ; et seulement 300 appareils en service contre 2.600 chez l’Oncle Sam. «La croissance du marché chinois des hélicoptères est limitée pour des raisons administratives et par manque d'infrastructures, reconnaît Marie-Agnès Vève, la directrice régionale d’Airbus Helicopters. L'espace aérien est contrôlé par l'Armée populaire, chaque vol devant faire l'objet d'une demande spécifique.» Pékin prévoit bien d'ouvrir son espace aérien aux hélicos en 2030. Seulement, les experts le savent : ce sera d’abord pour favoriser ses propres appareils, dont ceux d’Avic, copiés sur nos Dauphin.
De l'autre côté du globe, la gestion des ressources humaines peut aussi virer au casse-tête. «On a vécu des années à 30 ou 40% de turnover, et trois ans d’inflation des salaires à +30%, confie Cyril Giorgini, de l’agence Auditoire. Ici, quand tu proposes 3 ou 4% d’augmentation à un collaborateur, il s’en va.» Heureusement, reconnaît-il, la flambée salariale est largement compensée par l’augmentation du chiffre d’affaires. Et surtout, le marché du travail offre une souplesse inconnue chez nous. «Au pire de la crise, en juillet, j’ai fait descendre mon effectif local de 120 à 70 salariés en quelques jours, et là je viens de le faire remonter à 120.» Dans ce Far West d’Extrême-Orient, il n’y a qu’une seule loi après celle du Parti : celle de l’offre et de la demande. «Les Chinois n’ont quasiment pas accès au chômage, et ne parlons pas de filets de sécurité à la française comme le RSA : il n’y en a pas», explique le consultant David Baverez.
Reste que nos patrons ne doivent surtout pas s’endormir. «Deux de mes salariés sont partis pour tenter de monter une boîte concurrente, rapporte Laurent Le Pen, qui a fondé Omate, spécialiste des objets connectés. Heureusement, ils ont échoué.» Cet entrepreneur loue l’incroyable dynamisme de la Greater Bay Area, qui regroupe Hong Kong, Shenzhen et Guangzhou (l’ancienne Canton) notamment. Cette zone est le berceau d'applications vedettes comme WeChat - l'équivalent local de WhatsApp -, et de géant de l'électronique comme Huawei. «Je n’aurais jamais pu développer mon business en France, on n’a plus les compétences, malheureusement. Quand on est dans le hardware comme moi, Shenzhen, c’est La Mecque.» C’est aussi une jungle. «A tous les jeunes diplômés français qui débarquent, je dis, faites attention : ici, si tu dévoiles un nouveau produit, même avec un brevet, tu peux être sûr que trois mois après tu auras douze concurrents qui feront la même chose.» De sacrés cow-boys, ces Chinois.
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